« Je me suis toujours sentie illégitime à parler de cette partie de mon histoire. Je n’ai pas perdu d’enfant. Je ne connais pas cette horreur. Je ne suis « que » la cousine. Et pourtant…« . Aujourd’hui, Olivia raconte et partage son histoire. Un témoignage sur la souffrance des enfants et l’importance de les accompagner eux-aussi après la perte d’un enfant.
« Je me suis toujours sentie illégitime à parler de cette partie de mon histoire. Je n’ai pas perdu d’enfant. Je ne connais pas cette horreur. Je ne suis « que » la cousine. Et pourtant…
J’avais 4 ans quand Géraldine est morte. Elle en avait 6. Une tumeur au cerveau. Je n’ai pas eu de peine. J’étais trop jeune. Je n’ai que de rares souvenirs. Un qui m’est revenu récemment où elle été déjà malade. Et un surtout, très « vivant », quelques jours avant son décès sans doute. Elle allongée, sur le canapé du salon. Plus de cheveux. Un tuyau dans le nez. J’ai demandé à ma mère où je pouvais l’embrasser puisqu’elle avait ce tube en plein milieu ! Géraldine m’a souri. Un vrai beau sourire. Ma mémoire n’a pas inventé ce souvenir. Il est vrai, il est clair. Et il est précieux. Je m’y raccroche depuis si longtemps ! Comment peut-on autant souffrir sinon de la mort de quelqu’un si on ne se souvient même pas de lui ? C’est absurde, c’est idiot. C’est pourtant ça mon histoire.
Je ne me souviens pas qu’on m’ait annoncé son décès, qu’on m’ait expliqué sa maladie. Son absence. Pour nous protéger, nous les enfants de la famille, on nous mettait de côté, moi chez ma nounou, ma sœur et mon cousin chez nos autres grands-parents. C’était une affaire d’adultes.
Je ne pense pas exagérer quand je dis que ma vie a basculé quand celle de Géraldine s’est éteinte. Je ne le savais pas encore, c’est tout.
Dès lors, des choses ont changé que je ne comprenais pas. Ma tante m’a rejetée. J’étais là. Sa fille ne l’était plus. Normal. J’avais demandé à ma mère pourquoi « Tatie ne m’aime pas ». C’est sa sœur, elle l’a accompagnée tout le long. Et elle m’a logiquement répondu que je me trompais. Non, je ne me trompais pas. Ma tante ne me supportait pas. Ma grand-mère elle s’est mise à m’aimer plus que les autres, je le voyais bien. Elle m’aimait pour 2. Mes grands-parents chérissaient Géraldine. Je ne les ai jamais entendu prononcer son prénom. Géraldine est devenue pour toujours « la pauvre petite ». Il ne fallait pas abimer les rosiers du jardin. Les fleurs pâles étaient coupées et déposées quotidiennement sur la petite tombe blanche. Bizarrement, j’aimais bien les accompagner au cimetière. J’étais déjà habituée à y aller en fait avec ma nounou, ma Tata, qui avait perdu son bébé de 7 mois, quelques années avant que je ne la connaisse. Et dont on n’a jamais prononcé le prénom non plus à la maison.
Tata apportait des fleurs, nettoyait la tombe et on repartait. Avec mes grands-parents, je ne comprenais pas. C’était une étrange pièce de théâtre. Alors je faisais comme eux, instinctivement. Je baissais la tête, je prenais l’air triste et je me demandais vraiment ce qu’ils pouvaient se dire dans leur tête ou s’ils se récitaient quelque chose ou s’ils priaient en silence. Un mystère. J’attendais qu’ils donnent le signal du départ. Ma grand-mère adorée en avait les yeux trempés comme toujours.
On ne m’a rien expliqué mais j’ai compris que je n’avais pas le droit de briser le silence qui s’était tacitement installé. Il y a des limites invisibles que les enfants savent très bien ne pas franchir. Pas question de faire pleurer ma grand-mère. Pas question de faire de la peine aux grands.
En grandissant, ma mère me répondait plus sincèrement à mes questions. Comment est-elle tombée malade ? Comment on l’a su ? Quel traitement elle a eu ? Ma mère a toujours appelé Géraldine par son prénom mais en se blessant la bouche à chaque fois, je le sais, c’est ma mère, je le sentais bien. Je ne voulais pas lui faire mal, mais j’avais besoin de savoir. Peu à peu, la peur et l’angoisse ne m’ont plus quittée. Géraldine n’était plus dans mon esprit que maladie et mort. A chaque migraine (curieusement débutées peu après le décès de ma cousine), je frappais mon genou pour vérifier mes reflexes, je marchais sur des lignes pour m’assurer de mon équilibre. C’était bien tombé sur elle, alors pourquoi pas sur moi ?
J’ai été élevée « sous cloche ». Interdite de faire quoique ce fut qui puisse me blesser. Pas de cheval, pas de luge, pas de patin à roulettes, pas certains manèges… N’étant pas téméraire de nature, je n’en ai jamais souffert. J’ai tout de même pu faire du ski ou partir en classe verte. Plus tard en voyage plus ou moins seule aux Etats-Unis. Mais tous ces « Attention, tu vas tomber/te piquer/te faire mal/ te casser quelque chose/te cogner/te couper…! », ça laisse des traces. Transmissibles de génération en génération… Devenue une jeune femme, lorsque j’ai vraiment quitté le nid, lorsque j’ai commencé à travailler, j’ai peu à peu cultivé quelque chose de morbide. La peur naturelle et rationnelle de la mort s’était transformée en phobie. C’était devenu proche de l’invivable. Ca prenait de plus en plus de place. Je faisais des crises de panique. Je ne pouvais plus respirer. Je devenais littéralement folle si mon chéri n’était pas encore rentré et qu’il ne répondait pas à son téléphone. C’était comme ça avec tous mes proches. Toujours à les imaginer morts quelque part. Mon esprit prenait le contrôle et me faisait perdre le mien.
A Marseille, une longue thérapie et un merveilleux psy m’ont aidée. J’en été arrivé à ne plus pouvoir rien faire, plus prendre la voiture, plus prendre le bus… Une fois, en entrant dans une salle de cinéma, nouvelle attaque de panique. J’étouffais, réellement, physiquement, partout où j’allais. Spasmophilie, début de tétanie. Et ce que les psys identifient comme « une sensation de mort imminente ». C’est d’une violence inouïe. Comme si on vous enterrait vivante. Pareil avec l’ascenseur. J’en ai une phobie profonde. Comprenne qui pourra mais la phobie de l’ascenseur en général (que je ne prends absolument jamais depuis toujours, même au dessus de 10 étages) est liée à ma peur panique de la mort. Pour moi on y entre comme dans un cercueil, on peut vous y oublier. Avec des efforts et du temps, mon psy m’a reconnectée à la vie réelle. Je ne prends toujours pas l’ascenseur mais je m’en fiche. Je retourne au cinéma, même toute seule. Je conduis sur l’autoroute, même seule avec ma fille. J’ai même repris l’avion. Avec grosse angoisse. Mais je l’ai fait.
C’est le problème avec les « enfants qui restent ». On sait qu’on peut mourir à n’importe quel âge. Pas forcément très vieux en s’endormant comme on nous l’apprend tout petit. C’est aussi un secret révélé très tôt : celui de la valeur de la vie, du moment, l’importance des sourires, des signes d’amour, la beauté, la nature.
Est-ce qu’en parler enfant m’aurait évité ces traumatismes ? Un Point rose dans notre horizon aurait sans aucun doute aidé ma famille. On aurait pu être ensemble dans le chagrin plutôt qu’isolé chacun dans sa peine, chacun sa douleur, chacun son traumatisme. Mais je n’ai évidemment aucun reproche et n’en aurai jamais. On a voulu me protéger. Chacun a fait comme il a pu.
J’ai eu besoin de l’autorisation de ma tante avant d’écrire tout ça. Elle m’a encouragé à le faire. Elle qui aurait tellement voulu parler de sa fille. De ce qu’elle avait été.
Ma tante, dont je voyais bien la colère dans les yeux lorsqu’elle me regardait. Elle est mon lien privilégié avec Géraldine. Nous sommes devenues vraiment très proches. Du jour au lendemain en fait. Un soir où ma mère avait dû être emmenée d’urgence à la Timone (encore cet hôpital) depuis Cannes, pour faire un scanner cérébral… Je ne crois pas au hasard… C’est chez ma tante qu’on m’a envoyé dormir. J’étais ado et vraiment pas ravie. Et là, on a mis cartes sur tables, pendant presque toute la nuit, nous avons parlé, nous avons pleuré et nous avons enfin pu nous aimer. Géraldine était omniprésente bien sûr.
Depuis ce jour, elle me parle de ma cousine, de sa peine immense, du poids de l’absence, des questions sans réponses, elle sait qu’elle le peut. J’en suis toujours ravie.
Géraldine aurait eu 40 ans cette année. Je me demande souvent quelle aurait été notre relation alors que avions presque le même âge. Je lui parle souvent. Mais il n’y a pas longtemps, je lui ai demandé de me « lâcher » un peu, de « prendre nos distances ». En devenant maman, mes angoisses morbides ont resurgi, décuplées. Peur qu’elle meure, peur de sentir un petit truc au bas de son crâne. Le pédiatre a souvent dû me rappeler que « c’est normal madame, là c’est les ganglions ». Ah, pas une tumeur alors. Je ne veux pas transmettre mes peurs à ma fille. Elle a 4 ans. Il y a peu, je me suis entendue dire que j’avais une peur panique qu’ « elle s’ouvre la tête ». Je le dis depuis longtemps mais là, je me suis enfin entendue le dire. Ca m’a bouleversée. La tête, encore elle, rien d’autre. Avant même qu’elle marche, j’avais protégé tous les coins et les arêtes des murs, meubles, cheminées, portes… Je voulais lui faire un monde en coton où elle ne pourrait jamais se faire mal, souffrir, mourir. Je serre toujours les dents quand elle court, quand elle saute, quand elle danse.
J’ai encore du chemin à parcourir mais j’arriverai je le sais, à « vivre en paix » avec ma cousine. Je veux le faire pour moi et pour ma fille. Je lui parlerai de Géraldine, elle fait aussi partie de son histoire. C’est une chose dont je suis sûre aujourd’hui : parler, échanger, même si c’est au milieu des larmes, c’est salutaire. C’est salvateur. C’est ça qui empêche de réduire une vie à sa mort.
Je n’ai livré que mon point de vue mais j’en ai, du coup, discuté avec ma soeur. Elle a 5 et demi de plus que moi mais me dit qu’elle manque de souvenirs tant on l’a contrainte à enfermer ça dans un coin de sa tête. Le frère de Géraldine lui n’a jamais prononcé le prénom de sa soeur. Et puis il y a mon « petit » cousin né un an après son décès, aujourd’hui papa, qui a lui aussi vécu avec un fantôme très présent. Et mon autre cousine née beaucoup plus tard et qui connaît l’histoire de sa soeur. Il est sans doute plus facile d’en parler avec elle, le temps passé l’ayant permis. Bref. Parler, partager. Merci de me donner cette chance. »
Olivia ROBORY-DEVAYE
24 avril 2016, Nice (06)